On n’est pas là pour se faire engueuler ! Dr Edward STORMS

C’est l’après-midi, on est en juillet à l’acmé de l’été et il fait chaud et lourd. Dehors, cela fume et boit et rit sur les terrasses. Un peu de fatigue baigne déjà mes neurones. 

Entre mon rendez-vous suivant, une étudiante infirmière que je suis depuis 2 mois. Le tableau était impressionnant. Idées suicidaires, tendue comme une corde de violon. Muscles de son corps athlétique serrés, elle s’assied à moitié sur le fauteuil. Cette anxiété qui déborde d’elle me parvient comme une agression. Elle recourait volontiers à des phases d’automutilations lors des pics d’angoisses, ses bras étaient d’ailleurs éloquents, couverts de petites cicatrices.

 

Les sources d’angoisses sont multiples : surtout les examens, puis les stages, enfin les relations avec les parents. En fait, tout a toujours été source de tension : même faire du sport mène à l’athlétisme pour faire toujours mieux. Heureusement dans ce cas on s’oublie un peu quand on se donne à fond : ouf, un moment de répit !

Et cela commence par bien aller pour moi : on discute de l’opportunité d’arrêter les études si cela doit continuer à être une telle souffrance. Bon, non, pas jusque là, peut-être y a-t-il moyen juste d’envisager de rater des examens. Comme cela, juste pour s’entraîner et voire ce que cela fait. 

Et cela va mieux. Mais zut, les examens se passent trop bien. Du coup, dès que cette épreuve est terminée, c’est la suivante qui préoccupe. Retour du cortège de plaintes, de l’angoisse, de se faire du mal pour se soulager. 

Et elle me regarde droit dans les yeux, les conjonctives humides. De la colère est pourtant présente « rien n’a changé, quand est-ce que cela va s’arrêter ! ». Ses bras parlent aussi, en mouvements stéréotypés, dirigeant les mains vers moi dans une demande insistante. Attend-t-elle vraiment que je sorte la solution magique de ma poche ? C’est mal parti ! 

Non, mais c’est qu’elle semble me reprocher que rien n’ait bougé jusqu’à présent !

Je suis presque désemparé. A ce stade, même si des recadrages ont été opérés et une épreuve passée, cette patiente n’en tire encore aucun bénéfice. 

Moment critique de la thérapie car si cela s’arrête là, elle n’en retirera qu’un sentiment d’échec et que rien ne peut l’aider.

Si je me justifie et prend mes distances, je la laisse seule avec son angoisse. Si je doute, je la laisse aussi seule avec son angoisse. Mais c’est moins grave, elle sera un peu consolée car elle sentira quelqu’un qui s’implique et qui compatit. Mais dans ce cas la thérapie va se prolonger, se prolonger…

Reste à réfléchir, le 180° a-t-il bien été fait et le mouvement thérapeutique est-il bon? Ben, apparemment, oui. Envisager le pire, l’échec. Envisager de ne pas valoir pour ses parents ? Oui.  Une expérience émotionnelle ? Non. 

C’est le moment de prendre une grande respiration, et de moi aussi regarder cette jeune femme droit dans les yeux. Et de la fermeté, s’il vous plaît ! Heureusement, sa colère m’a réveillé, plus de fatigue et les rires des terrasses sont loin. 

A mon tour de reprendre la main. D’abord, asseyez-vous plus profondément dans ce fauteuil, on ne peut pas discuter sereinement dans ces conditions, et écoutez-moi bien. (j’aime bien reprendre la main sur le cadre de la sorte, cela me rappelle l’attitude des chirurgiens quand une opération traverse une phase délicate : ou encore un capitaine dans la tempête).

Si vous continuez comme cela, il va vraiment falloir arrêter ces études. Vous n’avez pas réellement fait ce que je vous ai demandé. Malheureusement vous avec encore tout réussi. Il est logique que vous alliez mal. On ne change pas 20 ans de recherche angoissée d’estime personnelle-jamais-trouvée-parce-que-j’aurais-pu-faire-mieux en un tournemain. Compris ? C’est clair ?

Donc vous pouvez continuer à vous mettre la pression pour éviter des catastrophes supposées, ou bien enfin lâcher prise et vous confronter à l’échec pour voir ce qui va se passer. Votre vie fait peine à voir pour l’instant alors, vie nulle pour vie nulle, ne serait-il pas temps de vérifier ce qu’elle deviendrait si vous pouviez digérer un échec ? Vous entraîner à digérer des échecs ? 

En disant cela, je remarque cette petite colère qui me stimule. Pas de colère contre cette patiente, mais parce qu’elle laisse perdurer une situation de souffrance qui a un potentiel d’évolution. Ma voix est bien posée et ferme. Le fait que cette jeune femme se soit calmée en m’écoutant m’encourage. Probablement perçoit-elle qu’il me paraît évident qu’il faille qu’elle explore ce qu’elle lutte depuis toujours pour ne pas explorer. Son argumentation est coupée et la double contrainte thérapeutique est posée. Elle peut travailler à réussir, mais la vraie réussite est l’expérimentation et la gestion de l’échec.  

Il faudra encore quelques temps pour que cela survienne. Elle passera encore d’autres examens pour devenir infirmière spécialisée, puis décroche à son grand étonnement un job dans l’un de ses endroits de stages. Je la félicite pour chaque examen bâclé (enfin, selon les critères de cette patiente !). Lui faire expérimenter l’échec est parfois difficile, elle travaille aux soins intensifs ! Alors on se reporte sur la prise de risques, qui lui est aussi très difficile, et les vérifications constantes qu’elle s’impose. 

La colère des patients peut être déstabilisante, usante. Mais moyennant recadrage, elle peut aussi être stimulante. Après tout, c’est une forme d’investissement émotionnel qui nous permet de renforcer notre position. Pas toujours confortable d’être mis en doute, mais c’est justement là ce qui nous éloigne d’une activité redondante et ennuyeuse, non ? 

 

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