Il y avait assez bien de monde dans ce grand hall du palais 12 du Heysel ou une amie m’avait invité à écouter le Dalaï-Lama. Une femme est en position de méditation sur un escalier, une musique douce invite à la patience dans les files devant les stands de nourriture non spirituelle. Distraitement, j’ouvre un livre du saint lama sur un étal. Il y discute avec un congénère emprisonné 18 ans par les chinois : L’autre Lama : « Il a failli m’arriver quelques chose de très grave, Dalaï-Lama ! » Ce dernier pense : torture ? maladie ? maltraitances graves ? et attend la réponse : « Dalaï-Lama, j’ai failli ne plus éprouver de compassion pour les gens qui m’emprisonnaient. »
Ce petit dialogue survolé d’un œil d’abord distrait me fait forte impression. Très tôt, le Tibet m’a fasciné. D’abord pour d’une manière qui me fait maintenant sourire, à la recherche de fantastique avec les histoires de Lobsang Rampa. Ce prétendu Lama révélant les secrets de pratiques magiques ancestrales s’est finalement révélé être un chômeur anglais ayant réussi un canular littéraire retentissant. Puis plus sérieusement avec les récits d’Alexandra David-Neel qui parcouru un Tibet alors interdit (on est dans les années ’20), développant une pratique bouddhiste sous l’enseignements de maîtres et ermites.
Les images de moines violentés par les chinois lors des révoltes de 89 m’avaient donc bouleversé, me laissant avec un profond malaise à leur encontre. Réprouver, combattre ces chinois oppresseurs était une évidence. Eprouver de la compassion pour le flic chinois occupé à matraquer un moine sans défense ne m’avait pas traversé l’esprit.
Plus tôt dans l’année il y avait eu cette conférence à laquelle nous assistons, Marina et moi. Tania Singer présentait énergiquement certaines recherches faites dans le cadre du Mind and Life Institute. Il en ressort que l’empathie peut mener à une souffrance, une détresse psychique pourvoyeuse de burnout chez des personnes exposées à la souffrance d’autrui. Dans ce cas, ces individus se retrouvent « centrés sur eux-mêmes » et désireux d’échapper à cette situation relationnelle. L’autre attitude possible est la compassion, sentiment positif de reconnaissance de la souffrance d’autrui s’accompagnant d’une envie d’aider. Chacune de ces attitudes active des aires cérébrales bien distinctes.
L’intérêt est que cette attitude compassionnelle peut s’entraîner par des exercices méditatifs simples et courts, par exemple en éprouvant des sentiments positifs pour des personnes qui nous sont proches, puis de même pour d’autres personnes qui nous sont de plus en plus éloignées. On a remarqué que cette pratique de compassion modifie l’architecture cérébrale, mais aussi le système immunitaire et le sentiment de bienêtre général. Certains en font même un nouveau courant psychothérapeutique au sein des Thérapies Cognitivo Comportementales : la Compassion Focused Therapy.
Pour ma part, il me semble redécouvrir fréquemment la puissance de cette attitude compassionnelle (et donc également l’oublier par moments), comme un peu plus tôt aujourd’hui. Une patiente occupée à se plaindre et se présenter en victime de divers bourreaux. Dès que je tente de la responsabiliser, elle me rétorque que je n’ai pas vraiment bien compris. Je sens cette pointe d’énervement qui commence à se faire sa place, de me sentir instrumentalisé. Je sens venir une attitude rejetante, accompagnée d’une fatigue. Cette fille est dans une situation difficile, avec de multiples intervenants qui s’occupent d’elle. Je verrais bien quoi lui proposer mais ne le fais pas, je retiens l’un ou l’autre recadrage qui ne seraient pas achetés, faute de client.
Puis je teste l’attitude compassionnelle et je me dis : Cette personne s’est enfermée dans sa manière de voir pour de bonnes raisons, ne peut en sortir également pour des raisons qu’elle juge bonnes. Le fait de ne pas se laisser aller à mes tentatives de l’aider à en sortir fait partie de sa souffrance. Peu importe qu’elle se laisse gagner par mes propositions maintenant, ou plus tard ou jamais. Son attitude me devient touchante, comme ce que je ressens face à un ado qui vous explique qu’il sait comment résoudre les problèmes du monde. Et avec ces pensées survient un bienêtre en moi. Peut-être même ce bienêtre constituera-t-il le message le plus puissant que je peux délivrer à cette personne aujourd’hui.
Puis cette autre patiente qui est suffisamment renseignée sur la thérapie brève que pour tenter de mettre à mal mon cadre d’intervention, volontiers plaintive et attendant un changement radical de sa vie pour lequel elle compte sur moi, le « spécialiste en changement ».
- Eh bien oui, je comprends que vous attendiez que la vie vous apporte ce qu’elle vous a refusé jusqu’à présent. Mais cela n’aura pas lieu, car vous avez déjà tout essayé. Réfléchissons comment aménager votre vie si elle ne devait jamais changer… Je suis déjà le quatrième thérapeute qu’elle vient voir. Cette annonce frustrante va-t-elle la pousser à chercher un cinquième, plus compétent ? J’aurais pu même en être soulagé qu’elle le fasse, pour ne plus être confronté à ces tentatives désespérées. Parce que je sais que ce que je lui annonce est profondément triste, mais qu’il est probablement inéluctable qu’elle s’y confronte. Il me semble percevoir à quel point cela lui est difficile. La lutte qui se déroule en elle me touche. Je suppose qu’elle l’a senti. Elle est restée et accepte d’être confrontée.
Il est aussi touchant ce petit homme dans sa toge rouge qui est monté sur l’estrade lors de cette journée au Heysel. Avec son mouchoir sur le crâne en guise de protection des lumières braquées sur lui et ce rire qui ponctue ses explications. Il tente de convaincre l’assemblée de son message : « laissez venir en vous la compassion pour tous les êtres. Je ne vous demande pas de me croire, essayez ! C’est aussi à vous que vous faites du bien. »