Les bonnes raisons de ne pas faire…et le risque de faire... de Joëlle Ingber

1.         Clément s’installe, légèrement mal à l’aise.

Au fond du fauteuil,  le dos calé dans le dossier, il me lance un regard furtif et lance,  un peu gêné « Bon, je suis désolé, j’ai  oublié de vous régler le rendez-vous précédent et je n‘ai pas assez de cash sur moi : je n’arrive toujours pas à ouvrir mon home bank pour voir l’état de mes comptes….Je sais que je devrais, mais ca me stresse.

D’ailleurs, je n’ai même pas ouvert une facture depuis 2 semaines, alors que je m’étais dit que j’en ouvrirais une par semaine.

Il y en a tellement que je n’ose plus aller les prendre dans ma boîte aux lettres. Dans le tas, il doit déjà y avoir des dizaines de rappels d’huissiers de justice »

C’est la deuxième fois que Clément vient.

Décorateur de jardin indépendant, un talent fou -il me montre les photos, et…au bord de la faillite car il est allergique à l’administratif : devis envoyés à l’arrache après les délais et mal calculés, factures non établies, paiements en souffrance, rappels envoyés depuis plus de 6 mois qu’il n’ouvre même plus.

Clément vient avec une demande aussi floue que sa paperasserie, qui est d’ailleurs …inversement proportionnelle  à l’harmonie, la structure et la créativité de ses jardins. 

A ma demande d’éclaircissement sur ses attentes relatives à notre travail, il répond « Aidez-moi à mieux gérer toutes mes paiements et mon rapport à l’argent : je n’y arrive pas » …avec une moue dégoûtée qui contredit immédiatement le message verbal.

Je  songe aux axiomes de la communication : « l’ordre derrière l’indice »…
Que me dit-il lorsqu’il me dit cela ? Quel message prendre en considération ?

Qu’a essayé Clément à ce jour ?

Pas grand chose : un copain lui a downloadé une application de sa banque sur son téléphone pour vérifier les paiements,  sa compagne avait fait un tableau Excel cet été avec les dépenses et es rentrées, il se met des rappels…

Et cela n’engendre que de la culpabilité en plus de ne pas appliquer ces « trucs et astuces » qui lui feraient gagner tellement de temps.

Du coup, il évite, et y repense la nuit, avant de vite tenter de songer à autre chose. 

D’emblée, je freine :

« Clément,  nous avions discuté la fois précédente sur le fait que vous vous fixez des objectifs beaucoup trop ambitieux, et irréalisables. Car vous lancer dedans à fond, c’est vraiment mortifère pour vous. 

Nous avions convenu d’un objectif minimum -une facture par semaine-, car vous aviez insisté,  mais je vous avais déjà dit que j’avais des doutes quant  au fait que vous y arriviez.

 Lorsque je vois votre visage, je me dis.  Je me demande même si ce ne serait pas contre -productif pour votre créativité et liberté d’esprit...

L’administratif, cela vous enferme dans un carcan abominable, vous qui aimez le beau et la nature. 

Je vais vous poser une question qui va peut être vous étonner : quel serait le prix à payer pour vous de vous mettre à gérer ces paiements et factures ? » 

Dans ses yeux, l’incrédulité succède à l’étonnement.  

«  Ben non », s’exclame-t-il. «  C’est si je ne gère pas ces factures que je paye un prix : je stresse et je paye des intérêts ».

« Bien entendu Clément, et ça, vous le savez parfaitement ; pas besoin de venir chez moi pour le confirmer.   Et à la fois, je me dis que si vous n’y arrivez pas, c’est que vous avez  certainement d’excellentes raisons de ne pas y arriver. Voire plus : il y a probablement des risques à vous lancer dans toutes ces histoires de factures.

Et tant que nous n’avons pas identifié ce risque, vous pourrez encore télécharger ce que vous voulez, vous n’arriverez pas à vous y mettre. Pourriez-vous y réfléchir pour la fois prochaine ?
Et pour être certaine que vous puissiez y réfléchir –car peut-être que cela aussi, vous allez le mettre de côté  et ne pas le faire-, je vais vous demander expressément de ne pas chercher à ouvrir la moindre facture. Simplement de noter les inconvénients et les risques à prendre cette montagne en charge ».

Clément est revenu une troisième fois. Il avait réfléchi et discuté avec Kim, sa compagne.

Et il est arrivé à la conclusion qu’en effet, prendre cet aspect en charge  est beaucoup trop lourd pour lui. Impossible. C’est au-dessus de ses forces !
C’est un artiste, pas un entrepreneur indépendant qui peut jouer avec les contraintes administratives.

Il a décidé d’aller à une remédiation de dette, et de chercher un bureau d’architectes de jardin pour devenir salarié, avec une liberté sur les horaires pour la créativité si possible.    

2.  Antoine me fixe d’un air angoissé. Sa voix est étranglée

«  Nous sommes fin mai, et je n’ai pas encore commencé à ouvrir mes notes de cours de ce quadrimestre.

Plus les jours avancent, et plus je stresse.

Chaque matin, je me dis que je vais m’y mettre : je vais sur mon bureau, et je suis happé par FB, Instagram, ou alors je fais des recherches pour bien comprendre les pathologies dont on parle, mais du coup, j’y passe toute la matinée.

Alors je me dis que je devrais aller à la bibliothèque pour trouver de la motivation en voyant les autres.

Mais pas de bol, je tombe sur des gens sympas, et on commence à parler, et l’après midi file. Du coup, je me couche et j’angoisse et je me dis que le lendemain, je m’y mets un peu plus pour essayer de rattraper  mon programme. Et le lendemain….idem »

Antoine est perfectionniste : il veut prouver et bien faire.
Deux grands frères ont brillamment réussi la Fac avant lui.

Il se met tellement la pression qu’il n’arrive pas à s’y mettre.

Et ce, malgré les conseils de méthodologie que lui prodiguent  à souhait ses aînés et ses parents.

Plus il se met la pression, et plus il fuit.

«  Et je sais que je dois m’y mettre, et que ce n’est pas difficile ! Il suffit de vouloir !  Mais je n’ai pas le kick. Pourtant, le soir, dans mon lit, je suis motivé quand je pense au lendemain ! »

Après avoir recadré Antoine sur le fait que s’il n’arrive pas à s’y mettre, c’est qu’il y a probablement de bonnes raisons sur lesquelles il va falloir réfléchir, on lui soumet une alternative stratégique :

-       soit il continue - comme il le fait- à ne pas étudier, et ce n‘est pas un problème : on va travailler avec lui le fait de l’annoncer à ses proches, accepter le fait qu’il rate son année, et lui permettre de prendre du bon temps d’ici l’année prochaine.

-       Soit, -mais ca va être ultra difficile…-, il prend le risque de s’y mettre…

Et avant de s’y mettre,  il faudra d’abord qu’il en mesure les risques : être moins bon que ses frères. ? Rater? Décevoir ? Autre ?

Et puis, il y a une manière spéciale de s’y mettre. Des objectifs minima à ne pas dépasser, des interdictions d’ouvrir ses notes de cours[1] dans certaines conditions, des choix à  faire chaque jour…

Antoine a réussi à identifier les risques et les peurs qu’il avait de s’y mettre

Il a pu parler à sa famille, exprimer ses craintes de décevoir.

Il a pu accepter de baisser la pression qu’il se mettait.

Il a scindé sa session, qu‘il réussit en août.     

 

3. Anne-Sophie vient, épuisée et apathique.

Cela fait des mois qu’elle se bat contre elle-même pour envoyer des CV afin de trouver un travail. 

Elle sait ce qu’elle doit faire, elle s’enjoint à le faire, elle s’en veut de ne pas oser.

Et…C’est plus fort qu’elle. Elle n’y arrive pas. 

Elle se trouve tellement nulle de ne pas réussir que ça l’a déjà effleuré de se suicider.

Ooh, pas vraiment d’idées noires, mais des moments de désespoir.

Elle se déçoit. Elle déçoit les autres. Elle n’y arrive pas. Elle se sent nulle. Elle y pense tous les jours, tout le temps.

Selon la même logique, nous allons examiner avec elle les risques qu’elle court… à envoyer des CV. 

Et l’on découvre que Anne Sophie a tellement peur de décevoir, qu’elle n’arrive pas à envisager un premier travail. 
Qu’envoyer un CV et être acceptée présente…. encore plus de risques pour elle que de ne pas en envoyer.

C’est le travail d’affrontement de ses peurs, combiné à des étapes intermédiaires et progressives (chercher un travail qui ne l’intéresse pas trop, comme cela elle pourra faire ses « dents de lait » et des erreurs) qui lui  permettront de sortir de l’impasse infernale dans laquelle elle est coincée. 

 

Trois cas, trois approches différentes, trois solutions différentes`

Un point commun : une logique alternative, qui remet du sens…à contresens

Ce qui est le meilleur antidote du non-sens que constitue le fait de vouloir forcer à tout prix quelque chose qui… a du sens à ne pas se réaliser…

C’est cela surtout, la finesse de l’approche de la thérapie brève :  

- ne rien vouloir pour les personnes : ni qu’elles accomplissent, ni qu’elles n’accomplissent pas ce qu’elles s’obligent à faire. 

C’est  parce que nous ne voulons rien de spécifique que nous redonnons de la liberté au système : c’est dans le cadre souple du non-vouloir que peuvent se dessiner les champs de tous les possibles

- comprendre la logique, saisir la logique sous-jacente de chaque cas (celle qui …ne semble pas logique !),  et offrir une réponse au même niveau logique : rien de tel qu’un paradoxe pour en contrer un autre…

- saisir les nuances de chaque cas, même si apparemment ils se ressemblent,  les émotions sous-jacentes, et appliquer le 180° qui permettra de co-créer une réponse différenciée et adaptative.

 

Ouf !!!! Ca faisait 8 mois que je tentais d’écrire cet article……

[1] Pour éviter des « copiés collé inopérationnels », nous n’allons pas détailler ici une tâche paradoxale qui n’a de sens que si elle est comprise dans toute sa finesse et appliquée à bon escient.

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